INFLUENCER
Thaïlande, Instagram et talon-aiguille

300 000. Il s’agit du nombre de créateurs de contenus en France (source: Libération, 10/12/2024), un chiffre qui témoigne de l’explosion fulgurante de ce métier au cours des dernières années. Partager sa passion, ses envies, ses créations ou simplement son quotidien n’est plus marginal : c’est devenu une industrie structurée, avec ses codes, ses stratégies et ses dérives, où l’authenticité se négocie et où l’identité se performe. Et si l’authenticité devient simulée, le questionnement autour de la personne derrière l’écran intervient alors: qui est cette personne ? Et est-elle sincère ? C’est précisément cette zone grise qu’a voulu explorer Kurtis David Harder en 2022 avec son film Influencer. Et si le postulat de départ peut laisser circonspect tant celui-ci semble évident, il parvient avec malice à intégrer dans son récit nombre d’éléments le transformant en un film bien plus intéressant qu’il n’y paraît. Revenons donc sur ce curieux film, quelques heures avant la diffusion de sa suite (titrée Influencers) au PIFFF 2025.
Le film s’ouvre sur le personnage de Madison, jeune influenceuse en voyage en Thaïlande pour y partager sa vie et assurer la promotion de marques. Et la note d’intention est dévoilée dès cette introduction puisque si au premier abord Madison présente une façade de rêves, entre paysages époustouflants et quotidien aisé, la caméra la présente isolée dans un complexe de luxe, blasée et étonnamment triste (pour une raison qu’on découvrira plus tard). Pour illustrer cela, la photographie de Robert Pistillo joue sur cet isolement par la colorimétrie, alternant les images chatoyantes propres aux paysages et l’austérité plus discrète de l’hôtel de Madison. Si la mise en scène de Harder n’est pas virtuose, elle témoigne de plusieurs idées révélant un véritable cinéaste derrière la caméra. Un des effets les plus remarquables est la façon d’alterner les cadres larges afin d’envelopper les personnages dans leur environnement - ce qui, dans le cas de personnes s’exposant sur les réseaux, est un choix pertinent - et les cadrages bien plus resserrés lors des moments de tension, détachant les acteurs du décor pour les isoler dans une forme d’intimité plus anxiogène. Les mécaniques horrifiques sont particulièrement intéressantes puisque la mise en scène ne va jamais présenter de jumpscare ou d’effets grand-guignol qui sortiraient le film de son cadre beaucoup plus propice à une angoisse latente et vénéneuse (même si on peut retenir quelques mises à mort amusantes). En portant un point d’attention tout particulier à son montage (nous penserons notamment au twist intervenant au deuxième tiers du film), Harder privilégie une menace progressive, bien plus insidieuse, qui s’infiltre dans le quotidien idyllique des personnages. Si le point de départ du film est propice à toute forme de menace (cannibales ? secte ? maladie ? kidnapping ?), Harder aime jouer avec le spectateur pour le duper, multipliant les fausses pistes et les indices pour le garder attentif au fil du récit.

Elle ne fait que du sale sur Periscope
Mais là où Influencer brille le plus, c’est par son choix d’éviter les écueils évidents de ce modèle de récit. En évitant de foncer tête baissée dans une critique rétrograde du modèle de vie de ses personnages (ce que faisait le Massacre à la Tronçonneuse de David Blue Garcia, confirmant que des hectolitres de gore ne peuvent pas rattraper un crachat au visage), le film adopte un regard bien plus original et pertinent en s’attardant sur l’humain derrière la caméra. Comme exposé en introduction, Madison est d’abord bien plus triste qu’il n’y paraît. Loin du rôle cynique et moqueur auquel on aurait pu s’attendre, elle est presque “victime” de sa propre cage dorée (même si, évidemment, elle est d’abord là pour lancer l’intrigue plus que pour faire réfléchir à la notion même de manipulation d’influence via les réseaux). Et c’est lorsqu’elle va rencontrer la mystérieuse CW que Influencer va enfin se dévoiler pleinement.
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SPOILER
Le récit va donc s’articuler autour de 4 personnages: Madison, CW, jeune femme que Madison rencontre un soir dans le bar de son hôtel, Ryan, le petit ami de Madison, et Jessica, une autre influenceuse en voyage en Thaïlande. Après une première partie, nous découvrons que CW est en fait une sociopathe (surprise ?) qui emmène des influenceurs sur une île abandonnée pour les laisser mourir là-bas et profiter de leur vie grâce à une application de deepfake. Et au cours de ses petites 1h32, le film va alterner les points de vue de ces 4 personnages: Madison d’abord, jouant sur l’inconnue de la menace, CW ensuite afin de voir comment elle repère et piège ses victimes, puis Jessica lorsque celle-ci se rend compte de la supercherie et tente de fuir, et enfin Ryan dans son enquête pour retrouver Madison et vaincre CW, avant un dernier twist que nous vous laisserons le soin de découvrir. Ce découpage en actes distincts insuffle un rythme singulier à l'œuvre, redistribuant les points de vue et brouillant régulièrement la notion même de protagoniste central. L’intrigue parvient par ce choix de balancer les points de vue à toujours relancer la tension et les enjeux. Ce choix est appuyé par un montage assurant des transitions fluides entre ces multiples perspectives, marquant définitivement la bascule du récit au moment du générique du film, intervenant au bout de 30 minutes (!) après avoir déroulé son premier twist.
FIN DU SPOILER
Si les archétypes de la proie et du prédateur sont déjà basculés par la narration, Kurtis David Harder confirme cette ambiguïté par une direction d’acteurs particulièrement qualitative, surtout autour du personnage de CW. Interprétée par Cassandra Naud, c’est bien sa performance qui hisse encore le film vers le haut par sa présence magnétique. Grâce à une interprétation nuancée jouant sur son charme naturel, sa capacité à inquiéter ou à séduire, et sa radicalité lorsqu’elle révèle son vrai visage, elle devient un personnage fascinant, à la fois protagoniste et antagoniste, parfois même au cours d’une même scène. Son interprétation de cette prédatrice sociale est remarquable par la sobriété de son interprétation, simplicité calculée qui rend ses élans de menace d’autant plus saisissants. Face à elle, Emily Tennant, Rory J. Spear et Sara Canning sont très convaincants et proposent tous des personnages crédibles et dotés d’une épaisseur parfois surprenante, mais c’est bien Cassandra Naud qui emporte l’adhésion, fascinante par son double-jeu et son intensité discrète tout bonnement fabuleuse. Il n’est donc pas étonnant que la suite du film soit basée (pour ce qu’on en sait au moment d’écrire ces lignes) sur son personnage.

De loin la plus belle réussite du film
Si Influencer quitte les routes du film d’horreur attendu avec ce point de départ pour finalement aller vers un thriller, son élégance et sa malice triomphent finalement. Alliant un sens du suspense efficace à un regard jamais méprisant sur ses personnages, Harder évite la facilité et propose une œuvre tendue et tenant le public en haleine, distillant l’angoisse par petites touches, avançant en terrain connu mais jamais prévisible. Il en résulte un film sobre, original par son approche plus que par son récit, mais dont la capacité à surprendre jusqu’au bout permet aisément de passer un bon moment, en plus de proposer une belle surprise. En partant de ce point de départ, la curiosité pour la suite n’en est que plus grande. Qu’est devenue CW ? Comment le film va nous surprendre ? Est-ce que la surprise du premier va continuer sur le second ? Tant de questions auxquelles nous avons hâte d’obtenir des réponses, ce jeudi 11 décembre à 21h30 au Max Linder Panorama pour le PIFFF !
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Critique par Corentin


