JOHN WOO & HOLLYWOOD
(Quasi) tragédie d'une trajectoire

Au panthéon des cinéastes venus d’Asie tenter leur chance en Amérique, John Woo occupe une place singulière. Réalisateur adulé à Hong Kong pour ses polars baroques et ses fusillades transformées en véritables opéras de la violence dans lesquels chaque balle devient un geste de cinéma exceptionnel, il est devenu dans les années 1980-1990 la figure tutélaire d’un cinéma d’action à la fois populaire et tragique. Sa filmographie de l’époque impose un style immédiatement reconnaissable : ralentis opératiques, pistolets brandis, rechargement optionnels, corps projetés tels des danseurs, colombes surgissant au milieu des explosions... Et derrière ces motifs visuels spectaculaires se cachent plusieurs thématique profonde : l’amitié, la loyauté, l’honneur… Directement héritées du wuxia et de la morale chevaleresque chinoise, elles renvoient ce nouveau cinéma d’action ultra-spectaculaire à un héritage noble, inscrit dans une pure tradition locale. Cette radicalité formelle, alliée à une profondeur morale rare dans le cinéma d’action, fera école dans les années qui suivent, transformant ses films en véritables œuvres cultes. Au milieu de ces chefs-d’œuvre, A Toute Épreuve demeure à la fois l’apogée du cinéma de Woo - cristallisant tout ce qu’il pouvait faire de mieux techniquement et thématiquement - et son chant du cygne hongkongais, avant sa parenthèse américaine.
C’est donc fort de cette réputation de maître de l’action que Woo est approché par Hollywood au début des années 1990. Les studios américains, à la recherche d’une nouvelle voie après l’essoufflement du culte des stars bodybuildées des années 80, voient dans ce réalisateur un moyen de régénérer ce système en “important” son génie. Sur le papier, tout est parfait, voir évident : budgets colossaux, infrastructures inégalées, stars de premier plan. Tout est là pour que le réalisateur, déjà reconnu pour son talent et sa maîtrise évidente, devienne une véritable superstar, qui ressuscitera à lui-seul le genre de l’action à Hollywood. Mais le rêve américain se transforme vite en parcours du combattant, où l’artiste hongkongais se heurte à des contraintes industrielles et culturelles qui vont peu à peu vider son cinéma de sa substance.

Heroic Bloodshed, aussi appelé "wow, trop cool !"
La première tentative est Chasse à l’Homme, sorti en 1993, et déjà le résultat en dit long sur la méfiance des studios. Confié à Universal comme un simple véhicule pour Jean-Claude Van Damme, lui-même ravi de travailler avec une telle personnalité, le projet est surveillé de très près : Sam Raimi est engagé comme superviseur, et la MPAA menace d’un classement NC-17 si le niveau de violence n’est pas réduit. Woo se retrouve contraint de couper une vingtaine de séquences pour obtenir un simple classement R. Le film garde bien sûr des éclairs de style – quelques fusillades virtuoses, évidemment –, mais amputé de sa radicalité, Chasse à l’Homme n’est au final qu’un divertissement calibré, incapable de restituer l’univers moral du cinéaste. Hollywood voulait importer son génie, mais n’a fait venir que la forme.
Trois ans plus tard, Broken Arrow confirme cette ambivalence. Avec John Travolta et Christian Slater, Woo livre un produit efficace, au box-office solide (environ 150 millions de dollars dans le monde), mais qui ne dépasse pas son cahier des charges. Les cascades et les scènes d’action sont encore une fois très solides, mais le scénario convenu et les dialogues mécaniques étouffent toute possibilité d’élévation tragique. Woo brille techniquement, mais reste prisonnier du moule hollywoodien. Le modèle se répète, et semble confirmer que Woo subit exactement ce qui avait été vécu par Tsui Hark et Ringo Lam avant lui: quelques éclairs visuels subsistent, mais jamais le résultat final ne parvient à retrouver l’âme des œuvres maîtresses de leurs auteurs.

La définition du bonheur
L’éclaircie viendra avec Volte-face en 1997. Pour une fois, le réalisateur bénéficie d’un concept audacieux – deux ennemis échangeant littéralement leurs visages – et de deux acteurs prêts à embrasser la démesure de son univers. John Travolta et Nicolas Cage livrent des performances hallucinés (ou hallucinantes ?), et Woo réussit la fusion improbable entre le spectaculaire américain et le lyrisme hongkongais. Identité, dualité, amitié impossible, tragédie morale : ses thèmes retrouvent leur place, et les fusillades (re)deviennent de véritables opéras visuels. Parsemé de symboles chers à l’auteur hongkongais (miroirs, signes opposés, colombes), il semble enfin avoir les coudées franches pour donner à ce scénario d’une bêtise rare, les ailes pour véritablement s’élever. Tout ou presque retrouve des proportions démesurées, de la scène d’intro de Nicolas Cage (le costume de prêtre!!) à la conclusion complètement nawak, en passant par les noms des protagonistes (Sean Archer & Castor Troy, quelle classe! A noter le nom de Cage: Castor, renvoyant à Castor et Pollux, subtil…). John Woo retrouve ses excès, et dans un instant quasiment divin, parvient à les mélanger au modèle américain pour produire un de ses films les plus bordéliques, fous, drôles et excessifs, mais aussi un de ses meilleurs. Absolument tout dans le film est en équilibre entre le génie et le nanar, et ce même équilibre est tenu pendant 138 minutes, sans jamais tomber. Il tient, fier de sa propre bêtise, se rengorgeant de ses excès, aveuglé par les applaudissements béats du spectateur abasourdi par le spectacle sans limites qui lui est proposé. Acclamé par la critique, récoltant près de 250 millions de dollars de recettes, Volte/Face demeure le chef-d’œuvre de sa période hollywoodienne. Il est également capital d’évoquer les performances vocales des doubleurs Dominique Collignon-Maurin et de Renaud Marx sur Cage et Travolta qui, en plus de faire mieux que la VO, parviennent à amener le film encore un petit peu plus loin dans ce bordel absolument génial qu’il est ravi d’agiter. Entre les répliques cultes (“Je déteste te voir partir mais j’adore te regarder t’en aller”) et les interprétations démesurées, ce doublage est une des preuves de l’immense qualité des doubleurs dont la France dispose.

La définition du génie en une image
Mais cette réussite restera isolée. En 2000, Mission: Impossible 2 marque l’entrée de John Woo dans le monde des franchises. Avec Tom Cruise producteur et vedette principale, le film cartonne au box-office (546 millions de dollars), mais son identité artistique se dissout. Woo parvient à glisser quelques fulgurances encore une fois – duel final en kung-fu de motos, colombes dans la chapelle (???) –, mais le film est dominé par l’ego de Cruise et la mécanique implacable d’un blockbuster de franchise. Et même si le résultat reste agréable à suivre (un des meilleurs de la saga selon l’auteur de ces lignes), notamment grâce à une vraie naïveté dans le scénario de base et toujours cette maîtrise formelle de l’action, force est de constater que le style de l’auteur commence à s’effacer, écrasé par une industrie qui ne le comprend pas.
La chute s’accélère avec Windtalkers (2002). Pensé à l’origine comme une fresque de guerre centrée sur les code-talkers navajos, le projet aurait pu renouer avec ses thématiques de fraternité et de sacrifice chères à l’auteur. Mais le studio impose une réorientation patriotique dans le climat post-11 septembre, centrée sur Nicolas Cage (qui devait à la base être un personnage “fou à lier”, aspect également passé à la trappe dans le résultat final), reléguant les personnages navajos au second plan. Le résultat est un film de guerre plutôt banal, où l’ambition de base finit écrasé sous ce qui apparaît comme un empilement de clichés. Même les scènes d’action commencent à sonner creux, la faute à une absence totale de propos et d’identité. Ce qui est toutefois remarquable est le fait que tous les éléments d’un film de John Woo sont rassemblés théoriquement: sacrifice, honneur, fraternité impossible, action démesurée… Tout est là, mais raconté, filmé et monté avec tellement peu de respect pour la vision originale que le film en devient presque insultant pour l’auteur derrière. Même Nicolas Cage ne parvient pas à sauver cette sortie de route, c’est dire…
Paycheck achève (enfin) cette trajectoire finalement un peu triste. Adapté d’une nouvelle de Philip K. Dick et porté par Ben Affleck, le film est réduit à un techno-thriller sans profondeur. Woo admettra lui-même n’avoir pas pu exploiter le potentiel du matériau original, censurant ses propres idées pour rentrer dans le canevas hollywoodien. Avec 117 millions de recettes pour 60 de budget, le film rentre tout juste dans ses frais, mais se fait étriller par la critique pour sa banalité et son absence de vision personnelle. Cette fois, le résultat n’est qu’un sous-produit d’action, sans ambition ni vision (une chronique a été en projet sur le film, mais le film est tellement insipide qu’elle pourrait se résumer à “Non.”, même se moquer devient difficile).

Daredevil et La Mariée doivent sauver le monde, que peut-il mal se passer ?
En rétrospective, l’échec relatif de John Woo à Hollywood s’explique par un alignement de facteurs multiples. D’abord, le poids du système industriel : le régime hollywoodien l’a contraint à tous les compromis, alors qu’il était habitué à la liberté totale de Hong Kong : coupes imposées, surveillance des tournages, remodelage des scénarios pour plaire au grand public, violence diminuée… Rien ne permet à Woo de proposer quelque chose de personnel. Et même si en apparence ses films pouvaient se résumer à des histoires somme toutes banales (vengeance, trahison…), elles étaient élevées et portées par un souffle épique et une émotion sincère. Hollywood les transforme en canevas préformaté, convertissant un drame tragique en simple divertissement policier. L’originalité finit diluée dans un cahier des charges nonsensique et stérile.
Il y a ensuite le star-system, où Travolta, Cruise ou Affleck imposent leur logique et leurs caprices. Là où des acteurs comme Chow Yun-Fat ou Ti Lung acceptent d’être malmenés par les réalisateurs (ou par les studios, il suffit de voir The Seventh Curse pour s’en convaincre), qui peut ainsi agir à sa guise avec ses personnages pour le bien du film. Woo ne peut plus agir à sa guise en faisant danser ses personnages dans ses magnifiques ballets chaotiques, ce sont désormais eux qui remodèlent le récit afin qu’il leur convienne mieux. La dimension tragique et mélodramatique de ses films se retrouve complètement écrasée et dégagée, au profit de la nécessité de flatter le public existant. Le réalisateur n’est donc plus qu’un technicien a qui on a retiré sa substance…
S’ajoute un malentendu culturel : là où Woo magnifie l’excès, la loyauté et le sentimentalisme, Hollywood privilégie l’ironie et la standardisation, la distance et la formule éprouvée. Le grand public américain de cette période n’était pas préparé aux envolées lyriques de Woo. Son cinéma, oscillant entre tragédie élégiaque, chaos parfaitement maîtrisé et parfois humour un peu maladroit, pouvait passer pour un pastiche involontaire, voir un soap bas de gamme. Ce qui pour l’auteur était un sacrifice héroïque ou un héros à l’honneur déchu, devenait un cliché surjoué ou un motif banal aux yeux du public. Après la grande période des armoires à glace surpuissantes, Hollywood avait besoin de se moquer de ces figures et de leurs excès. En 1993, Last Action Hero transforme cette moquerie en élan sincère exceptionnel, et si la carrière de Steven Seagal s’est écroulée aussi vite qu’elle a démarré, c’est bien à cause de la fin définitive de ces modèles. Dans ce contexte, où la légèreté et le besoin de rire de ces clichés surannés sont essentiels, la proposition ultra radicale et au premier degré absolu de Woo ne pouvaient par essence pas marcher. Et c’est peut-être là la clé de compréhension du succès de Volte/Face, car au-delà de sa pure maestria technique, celui-ci est tellement excessif, tellement débridé (tellement con aussi) qu’il en devient presque parodique. Et c’est probablement cet équilibre très précaire entre la parodie et l’action très premier degré, pourtant tenu d’une main de maître tout au long du film, qui lui a permis d’être aussi réussi et d’éviter les affres des autres tentatives de Woo.
Enfin, le contexte historique joue évidemment un rôle déterminant. L’après-11 Septembre est une période où l’Amérique veut des héros en uniformes et des récits clairs, pas des drames complexes (et de préférence des récits où l’Amérique gagne). Les sorties de Windtalkers et Paycheck sont ancrées dans cette période ultra-patriotique, dans laquelle la vision mélancolique et teintée de nuance de Woo ne peut pas s’exprimer naturellement. On peut reprocher au réalisateur son manque évident de subtilité par instants, mais dans un moment où le public attend un Transformers ou un Black Hawk Down avec une vision claire sur l’idée de l’Amérique victorieuse (on peut également se rappeler du honteux World Trade Center de Oliver Stone et de sa réplique sur la vengeance de l’Amérique).

Pas trop de doute là
Après cette longue série d'affrontements perdus, Woo constate qu’on ne lui propose plus de bons scénarios et décide donc de retourner en Asie. Si là-bas aussi, le paysage politique et cinématographique a bien changé (la rétrocession étant passée par là), ce retour au pays lui permet de retrouver la liberté et le succès public. La sortie de Red Cliff bat tous les records du box-office chinois, permettant à l’auteur de déployer à nouveau sa vision lyrique de la guerre et de l’honneur, au service d’une immense fresque sur la bataille des Trois Royaumes. Les batailles grandioses et les héros sacrificiels déploient enfin à nouveau toute leur majesté dans des élans stylistiques hallucinants. Et si la liberté n’est évidemment pas totale (surtout par rapport à ses productions avant la rétrocession), la comparaison avec Hollywood est tout bonnement saisissante. Le passage de John Woo aux Etats-Unis reste un véritable cas d’école. Là où d’autres réalisateurs n’ont réalisé que quelques films ne dépassant jamais le statut de sympathiques séries B (Ringo Lam notamment), Woo a réussi à rester une décennie entière, et a surtout réussi à réaliser un petit chef-d’œuvre malgré les restrictions imposées par les studios. Ce n’est pas tant un échec total, qu’une rencontre manquée entre deux cultures. Hollywood a bien réussi à récupérer les modèles esthétiques et visuels de l’auteur, mais en a refusé toute sa substance morale et mélodramatique. Ce conflit explique pourquoi la plupart de ses films américains manquent d’âme, ils peuvent être amusants, voire plutôt bons, mais ne brillent jamais vraiment. Woo n’a pas manqué de talent, il a simplement été forcé de s’exprimer de façon contrôlée et surveillée. Et sans Nicolas Cage, déguisé en prêtre et armé de deux flingues dorés pour le sauver, le résultat ne pouvait pas être autre chose qu’un simple divertissement, explosif, amusant, bien exécuté; mais finalement très vide et sans véritable sens. Le styliste du chaos était devenu un Michael Bay sous calmants, Hollywood a préféré l’artificier au poète.
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Critique par Corentin

