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SINBAD : LA LEGENDE DES SEPT MERS
Et si ... c'était un chef-d'oeuvre ?

En 2003, le cinéma d’animation est à un moment charnière de son histoire : celui où la main du dessinateur cède progressivement sa place à la précision de l’algorithme et aux images de synthèse. Pendant que Pixar impose sa révolution numérique - l’enchaînement Toy Story 1 & 2, Monstres & Cie, Le Monde de Nemo - les autres studios sont encore dans l’entre-deux, hésitant à basculer complètement l’évolution alors en cours, cherchant un terrain permettant de faire cohabiter les deux façons de travailler. Moults merveilles sortiront de ces explorations stylistiques : La Planète au Trésor, Atlantide : L’Empire Perdu… mais le public ne répondra pas présent. Perdu au milieu du vacarme d’une industrie en pleine mutation, il se tourne davantage vers les triomphes en 3D sortis sur cette période : Shrek 1 & 2, Les Indestructibles, L’Âge de Glace... Et pourtant, plus de deux décennies plus tard, il devient difficile de ne pas voir dans ces œuvres des propositions créatives, flamboyantes et presque testamentaires par certains aspects. Et si Sinbad est d’abord un récit d’aventure au souffle épique et à l’ambition démesurée, il est également porteur d’une foi immense dans le pouvoir de l’animation, dans sa capacité à emmener, transporter et faire voyager le spectateur. Le temps a révélé que ce film est, à sa manière, le symbole de la fin d’une certaine conception de l’animation ; mais quitte à faire ses adieux, autant le faire avec panache !

Bouh !

Le premier élément évident lorsque l’on démarre le film est le mélange des techniques, alternant 2D traditionnelle pour les personnages et 3D pour les environnements et les monstres. Ainsi, dès la scène d’introduction, on assiste à l’abordage d’un navire royal en route vers Syracuse par un équipage de pirates, qui va ensuite s’allier à ses victimes pour lutter contre l’attaque d’un gigantesque monstre marin aux inspirations “cthulhu-esque”. Et tout le projet artistique du film est résumé dans ces premières minutes d’introduction : mélanger la beauté et la patte du dessin animé traditionnel avec la fluidité et la profondeur de la 3D, le tout au service d’un récit dynamique, généreux et fougueux. Le monstre marin surgissant des flots est en contraste direct avec les héros dessinés, la 3D mettant en avant son apparence difforme dont les tentacules, la langue, les yeux en volume paraissent tangibles et massifs, là où les personnages conservent l’apparence chaleureuse et accueillante du dessin animé “traditionnel”. D’emblée, le mélange d’animation est assumé, revendiqué et mis en vitrine. Et cette fusion des techniques va se retrouver au cœur de nombreuses scènes spectaculaires ou visuellement saisissantes. Par exemple, la séquence des sirènes, mettant en avant ces créatures mythologiques mystérieuses matérialisées directement par un morphing 3D. Ce choix permet de les isoler dans le plan et de les transformer en menaces crédibles et irréelles, presque plus proches du spectateur que des personnages par leurs “textures” - leur design étant plus proche de l’eau animée que d’une véritable silhouette, renforçant ainsi leur apparence envoûtante et étrange. L’effet de morphing permanent appliqué à ces créatures leur donne également une sensation de fluidité et un effet intangible, les mettant en opposition directe avec les héros et leur apparence bien plus marquée, permettant de faire basculer la scène dans une ambiance presque onirique par sa simple approche visuelle. Et ce mélange des techniques d’animation trouve son apogée lors d’un affrontement entre l’équipage et un oiseau géant, le tout dans un gigantesque environnement gelé. En animant une fuite des deux héros face à ce gigantesque adversaire dans un environnement en plein effondrement, le tout avec une fluidité et un dynamisme hallucinant, la scène devient électrisante, enchaînant les mouvements de caméra dynamiques, orchestrés par un montage maîtrisé et précis, et accompagnés par une musique dantesque. Ce qui n’est qu’une fuite (en luge) devient une scène d’action dont l’intensité n’a d’égal que l’inventivité visuelle, servie par une 3D pleinement maîtrisée et au service de l’action. Enfin, une dernière idée illustrant les possibilités offertes par cette fusion est le repère d’Eris, antagoniste du récit. La déesse de la discorde vit au Tartare, royaume surnaturel dans lequel les héros arpentent une véritable “mer de sable” mouvante, animée en 3D, ondoyant comme un océan asséché et révélant les restes de précédentes expéditions au fil de ses mouvements. Dans cette continuité de dualité visuelle entre la 2D et la 3D, la scène adopte ici un ton presque mystique, plongeant les héros dans une ambiance insaisissable et surnaturelle, ambiance renforcée par le fait que la technique utilisée les isole littéralement dans chaque scène en les coupant de leur “réalité” (narrative et technique). La majorité des décors du film sont réalisés en 3D, ce qui leur donne une profondeur et une texture extrêmement agréable à l’œil, chaque bâtiment, chaque navire, chaque rocher semble réel et tangible, offrant aux héros un décor épique et littéralement hors de leur réalité pour accompagner leur incroyable voyage. Le périple des personnages les emmène littéralement hors de leur réalité, comme un symbole d’une animation basculant lentement vers une 3D de plus en plus présente et puissante. Cette esthétique permet au récit de passer d’une cité méditerranéenne ensoleillée à un récif hanté sans jamais perdre en harmonie. Les jeux de lumière et les choix de couleur (on peut notamment penser aux tons bleus omniprésents, réminiscents de la mer évidemment mais également d’un des personnages clés), permettent de garder une cohérence esthétique tout en autorisant des écarts stylistiques vertigineux : océan de sable mystérieux, poisson-île géant, récifs hantés… Pour conclure cette panégyrique, citons Roger Ebert qui, dans sa critique élogieuse du film affirmait que « ces partis pris visuels permettent de rappeler que “l’animation est le genre de film le plus libérateur, affranchi de la gravité et même de la lumière” », argument que Sinbad : La Légende des Sept Mers prouve sans difficulté à chaque instant.

Une scène d'anthologie

Ces éléments 3D ont par ailleurs été un véritable défi pour l’équipe artistique : l’eau en particulier a nécessité de nombreux ajustements de la part des animateurs, notamment sur la combinaison entre les ondulations, générées numériquement, et les éclaboussures, dessinées à la main et ensuite texturées sur les surfaces 3D. Le spectacle qui en découle est d’une fluidité et d’une originalité extrêmement stimulante : les personnages conservent le charme et la lisibilité du dessin classique, leur permettant d’être caractérisés en quelques traits ; et la 3D apporte le relief et une notion de spectacle inédite aux créatures et aux environnements. Et si le rendement est parfois un peu hasardeux, la générosité et la fougue qu’il sert permettent de propulser le spectateur dans une aventure à l’efficacité sans pareille et qui possède une patte unique, célébrant la rencontre entre deux formes d’animation qui se mettent ensemble pour décupler la magie du voyage des héros.

 

Et justement, s’agissant des héros, le film n’est pas qu’une débauche d’effets visuels surabondants, il propose également un récit d’aventure mettant en avant des personnages profonds et finement caractérisés. Prenons le cas du héros Sinbad : démarrant comme un pirate arrogant et lâche, intéressé uniquement par le profit personnel, il va peu à peu s’ouvrir et gagner en loyauté et en courage, jusqu’à finalement devenir un héros noble et louable, prêt à sacrifier sa vie pour son honneur. Fougueux, audacieux et intrépide, mais aussi sincère, doux et vulnérable, Sinbad est un personnage riche, dont les niveaux d’écriture se révèlent peu à peu au fil de la narration, tant par l’action que par ses multiples récits. C’est en le voyant interagir avec son équipage (Kale, Rat, Luca, Jin…), avec Proteus, son ami d’enfance, Eris et surtout avec Marina, que sa substance narrative prend forme, le transformant en véritable figure épique, voire tragique dans sa dernière partie. Face à lui, Eris, déesse de la discorde, campe un antagoniste fin et machiavélique mais jamais puéril dans son traitement. Préférant user de séduction et de ruse, elle est un personnage trouble qui, même si le but est avoué, inspire une vraie sympathie au spectateur (les interprétations de Michelle Pfeiffer et d’Emmanuèle Bondeville en VF y sont évidemment pour beaucoup). Eris bénéficie d’ailleurs d’une animation et d’un character design particulièrement soignés : sa chevelure et sa robe semblent faites d’ombres mouvantes, illustrant sa nature divine et imperceptible, ne s’inscrivant pas dans un monde matériel partagé avec les personnages humains. Porteuse d’une véritable beauté vénéneuse, elle séduit tant le héros que le spectateur, allant jusqu’à devenir la porteuse d’un véritable choix moral pour le héros : fuir ou rester, mourir avec honneur ou vivre avec lâcheté ? Et ce choix devient d’autant plus douloureux quand il est confronté au dernier personnage composant le trio de tête : Marina.

Tu as sûrement vu son nom sur les murs des temples

Princesse promise à Proteus, elle est en fait amoureuse de l’océan et ne rêve que de partir à l’aventure. Si son apparence de princesse à sauver peut s’avérer horripilante au départ, elle devient très vite un personnage fort, égal aux autres membres de l’équipage, voire au-dessus d’eux (la séquence des sirènes notamment). Loin des stéréotypes du genre, elle cache une étonnante complexité, entre amour imposé, rêves impossibles et choix personnels, elle est le symbole de la capacité du film à proposer un développement narratif inattendu, servant admirablement l’aventure. De ce développement naît une intensité narrative permettant à l’excitation du public de rester, de grandir et d’exploser au fil du récit, jusqu’à ce final épique et d’une puissance insoupçonnée. Cette finesse se retrouve tout particulièrement dans certains détails au détour d’un dialogue ou dans l’expression du visage d’un des personnages, discrets au premier abord mais se révélant bien plus fins et délicats qu’on ne peut le croire au départ.

 

Et bien sûr, l’écriture des personnages est servie par une interprétation au cordeau, doublée d’un casting 5 étoiles : Brad Pitt, Catherine Zeta-Jones et Michelle Pfeiffer en tête. Mais il faut également saluer le travail exceptionnel de la version française qui, de la traduction à l’interprétation, parvient sans mal à se projeter comme un des étendards de la qualité de nos doubleurs et adaptateurs en France. Patrick Bruel (manque de chance pour Sinbad, ses deux doubleurs n’ont pas autant d’élégance ou de respect pour la gent féminine que lui…), Monica Bellucci, Emmanuel Curtil, Richard Darbois, Emmanuel Garijo… Tant de noms donnant véritablement corps au récit, et dont le travail ne sera jamais assez salué et reconnu. Retenons tout particulièrement l’efficacité de certaines répliques, tout bonnement savoureuses tant par leur qualité que par leur interprétation (citons-en deux : “[tu as un plan ?] Avant tout, ne pas se faire tuer !” et “Elle l’a pas vu ce piaf ? Pourtant il était très gros, comme un truc…très gros !”).

Une des meilleures scènes du film

Évidemment, les voix ne sont pas les seules qualités sonores du film car la musique, composée par Rupert Gregson-Williams (petit frère de Harry, et membre de l’équipe de composition de Hans Zimmer), est un véritable tourbillon orchestral donnant le ton dès les premiers accords : thème principal mémorable, entonné par un orchestre triomphal et mettant en avant des cuivres éclatants. L’entièreté de l’album est baignée dans une puissance orchestrale extrêmement vive qui, à l’image du récit, est toujours imprégnée d’une véritable naïveté mais aussi d’un premier degré à toute épreuve. Grâce à ces mélodies, les situations épiques du film deviennent homériques, les combats et autres affrontements deviennent de véritables moments d’anthologie, par la simple puissance des accords joués en fonds. Et la richesse de cette sublime bande originale accompagne chaque passage du film, capable de magnifier une ambiance tantôt envoûtante, tantôt épique, tantôt solennelle… Les émotions et les images varient, mais la musique, elle, reste grandiose. Véritable tornade de notes emportant tout sur son passage, la simple écoute de l’album permet de se remémorer en détail chaque scène et chaque réplique qu’elle met en valeur. Parmi les exemples les plus mémorables de ce véritable diamant musical : Let The Games Begin, The Sea Monster, Syracuse, Lighting Lanterns, Sirens, Surfing, Rescue!, Sinbad Returns and Eris Pays Up… De loin une des plus grandes réussites orchestrales de l’animation, dont l’intensité lyrique est digne des meilleurs récits épiques.

Il était très gros ...

Quelle est finalement la plus grande qualité de Sinbad : La Légende des Sept Mers ? Son animation ? Son doublage ? Sa narration ? Non, c’est sa générosité et son envie d’en mettre plein les yeux à tout prix. En 90 minutes, générique compris, le récit enchaîne les péripéties à toute vitesse, alignant monstres marins, sirènes, oiseaux géants, royaume des enfers, déesse malveillante… Le film ne s’arrête jamais et multiplie les idées narratives pour ne jamais perdre l’attention de son spectateur. La mise en scène dynamique et nerveuse sait parfaitement mettre en valeur les poursuites effrénées, la comédie presque grivoise par instants (“Cornichons œufs durs!”) ou les scènes d’action survitaminées. Chaque plan apporte une énergie aussi galvanisante que palpitante, portée par des personnages hauts en couleur interprétés avec conviction. Chaque note donne un souffle épique à l’ensemble, inscrivant le film dans un héritage de film d’aventure classique tel que Jason et les Argonautes. Tout est mis en place pour emporter et livrer le récit le plus efficace et fédérateur possible, et si le trop-plein d’idées narratives ou esthétiques est parfois mal maîtrisé, le tout reste bien trop séduisant pour oser bouder son plaisir. Sorti une semaine avant le premier Pirates des Caraïbes et un mois après le carton Nemo, le film n’avait quasiment aucune chance ; encore aujourd’hui, il est estimé qu’il aurait fait perdre environ 125 millions de dollars à la firme. Il est également important de mentionner sa production compliquée, entre réécritures (le récit de base était basé sur la légende grecque de Damon et Pythias, avec un ton bien plus mature et sérieux), inspirations hasardeuses et transposition du personnage de Sinbad dans un environnement ô combien éloigné de son cadre de base. Mais cette alternative familiale à l’équipe de Jack Sparrow est de loin une des productions les plus marquantes et efficaces de cette période. Entraînant, accessible, divertissant… Tout est là pour plaire : un film oublié, mais définitivement pas oubliable.

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Critique par Corentin

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